En 2024, le groupe Aquaserge en a tiré les paroles de la chanson « Incendies », publiée sur l’album « La fin de l’économie », et dont le premier titre, « Le saut du tigre » est une allusion à la célèbre définition de la révolution comme remémoration et « saut du tigre dans le passé » de Walter Benjamin.
Du collectif Aquaserge, on peut donc dire qu’il nous remémore les éternels entremêlements de la musique populaire et de la musique savante, reprenant par exemple la pièce de jeunesse d’Edgard Varèse, « Un grand sommeil noir », adapté d’un poème de Verlaine, ou traduisant à la française le « N.I.O. » de Robert Wyatt (extrait de son cinquième album studio « Dondestan ») dans leur dernier EP, « New Information Order ». Leur cinquième album, « The Possibility of a New Work for Aquaserge », s’était même emparé d’œuvres de jeunesse de figures tutélaires de la musique contemporaine du XXe siècle, comme Giacinto Scelsi, György Ligeti, Morton Feldman ou Karlheinz Stockhausen.
A la fois encensée par une critique dithyrambique, et blacklistée par une préfecture limitrophe de plus en plus sourcilleuse quant à l’attribution des subsides publics, la « pop préoccupée » d’Aquaserge – dont le nom serait allusion à un célèbre Serge de la chanson française, autant qu’interrogation compréhensible pour qui se sent concerné par la catastrophe en marche (non pas « Que faire ? » mais « A quoi sers-je ? ») – relève à la fois du rock expérimental, du jazz progressif, de la chanson française, et de la musique de films sans film.
Ce qu’un camarade notoirement ombrageux a nommé « la tragi-comédie des petits groupes » aura toujours été épargné à Aquaserge, cette appellation désignant moins un petit groupe qu’un large collectif, de composition mouvante, ayant collaboré avec plus d’une cinquantaine de musiciens pour une dizaine d’albums, au gré de formations de formes variées : septuor, octuor, quintette, quatuor, trio… Du trio fondateur (Julien Gasc, Benjamin Glibert et Julien Barbagallo) ne subsiste désormais que Benjamin Glibert, qui a fait ses gammes en classe de composition de musique électroacoustique au conservatoire de Toulouse. L’ont rejoint sa sœur Manon, Audrey Ginestet (également réalisatrice, remarquée pour son très beau documentaire « Relaxe » sur l’affaire de Tarnac, où elle filme Manon avec retenue, bienveillance, drôlerie et douceur, depuis un point de vue plus féminin qu’à l’accoutumée), Julien Chamla et Olivier Klechtermans.
Sur la tournée que nous accueillons, organisée « avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International » (à défaut d’avoir le soutien de la préfecture de Corrèze, n’est-ce pas…), il paraît que tout le monde joue un peu de tout de façon collective et partagée, mais voilà pour leurs postes habituels : Audrey (basse, chant), Benjamin (guitare, chant), Julien (batterie), Manon (clarinettes), Olivier (saxophone, synthés).
Dans notre époque indéfiniment pré-révolutionnaire, Aquaserge compose avec l’air du temps, c’est-à-dire qu’il fait avec, mais qu’il en fait de l’art : récusant les limitations militantes, mais lucide sur la fascisation du monde, un collectif en prise avec son temps est bien contraint d’être souvent aux prises avec lui.
De leur propre aveu, leur dernier album, « La fin de l’économie », est donc « un disque engagé, avec des textes plus frontaux » ; des « paroles plus collaboratives, pour parler de ce qui nous importait, les violences policières, le dérèglement climatique, le féminisme et l’anti-patriarcat… »
Encore est-ce souvent de façon non-frontale et réminiscente, au milieu de paroles allitérées, allusives comme des souvenirs, de citations souterraines – voire invisibles –, sur des titres qui sont autant d’indices ou de messages codés, comme derrière l’abréviation « Miso » (un morceau rageur et dégagiste qui ne dézingue pas un aliment japonais), le titre « Amérikaine » (avec un « k » comme Andrea Dworkin), ou le sigle LPT (La Police Tue, pour ceux à qui ça ne crève pas les yeux : le morceau comporte un collage du son des 90 balles tirées par la police le 27 juin 2022, sur un jeune afro-américain désarmé, Jayland Walker, qui s’enfuyait après un refus d’obtempérer). Quant au titre « Soline », il vous parlera assez peu de sainteté, et davantage d’EPI… Un album écologique et politique donc, où le passé et le présent se répondent, et s’éclairent mutuellement de leurs lueurs d’incendie.